La diversité dans le design : entretien avec Gabrielle Bullock
Gabrielle Bullock, en charge de la promotion de la diversité chez Perkins&Will, nous livre ses réflexions sur les inégalités raciales et la compétence interculturelle dans le domaine du design.
« Nous parlons beaucoup de la diversité dans le domaine du design parce qu’il existe un manque de représentativité. Des pans entiers de la société sont exclus de la profession. »
Gabrielle BullockDirectrice Global Diversity, Perkins&Will
En 1984, Gabrielle Bullock fut la deuxième femme noire diplômée du département architecture de la prestigieuse École de design de Rhode Island. Aujourd’hui, elle joue un rôle central dans la réussite de Perkins&Will, à la fois grâce aux projets qu’elle dirige et à son action en faveur de la justice sociale. Quelle que soit la fonction qu’elle exerce – elle s’est occupée des branches santé et éducation supérieure avant de devenir directrice de la diversité –, Gabrielle donne du sens à tout ce qu’elle entreprend. Son expérience chez Perkins&Will a fait d’elle une ardente défenseuse de la diversité et de l’inclusion non seulement dans son entreprise, mais plus généralement au sein de la profession et auprès des futurs designers.
Gabrielle et son équipe définissent la stratégie globale du programme dit « JEDI » (pour Justice, Équité, Diversité et Inclusion), qui vise à développer la compétence interculturelle au sein de l’organisation.
360° : Pourquoi avez-vous opté pour une carrière dans l’architecture et le design ?
Gabrielle Bullock : J’ai grandi dans le Bronx. Tous les week-ends, j’allais rendre visite à ma famille et à mes amis dans les cités du Queens. J’ai tout de suite été interpellée par les conditions de vie des Afro-américains et des autres personnes de couleur défavorisées. Enfant, je me considérais déjà comme une artiste, et j’ai décidé de devenir architecte à l’âge de douze ans. Je voulais venir en aide à ma communauté.
Une fois mon diplôme en poche, je me suis orientée vers le logement social. Au début de ma carrière, j’ai travaillé pour trois entreprises qui ont toutes fait faillite en essayant de créer des habitations abordables. Après cette expérience, je n’ai jamais eu envie de concevoir des gratte-ciel tape-à-l’œil ni des résidences de luxe. Je me suis efforcée de donner du sens à tout ce que j’ai entrepris. C’est ce qui m’a amenée au secteur de la santé, puis au poste que j’occupe actuellement.
360° : Pourquoi la diversité est-elle particulièrement importante dans le domaine du design ? À quels obstacles vous heurtez-vous ?
GB : La diversité est importante, mais elle n’est pas une fin en soi. Il ne s’agit pas simplement de cocher une case. Le fait d’embaucher un certain nombre de personnes appartenant à un groupe donné, par exemple, ne résout qu’une petite partie du problème. L’inclusion, l’équité et la justice sont également des piliers de la compétence interculturelle.
Cette dernière est indispensable aux designers car elle leur permet de répondre aux besoins des utilisateurs. Peu importent le nombre de sièges et la couleur des murs – ce qui compte, c’est l’atmosphère créée. En tant que femme afro-américaine, par exemple, je ne me sens pas toujours la bienvenue dans les musées. Parfois, j’ai l’impression que les designers n’ont pas du tout pensé à moi ni aux personnes de ma communauté au moment de la conception car l’expérience proposée est très éloignée de ma culture. Afin d’éviter ce travers, il est essentiel de comprendre l’histoire et le vécu des communautés ciblées par le projet. De cette manière, les individus se sentiront représentés au sein de l’espace.
360° : On parle beaucoup des lettres DEI, mais dans le programme JEDI, vous accordez une grande importance à la justice. Comment la définissez-vous ?
GB : La justice est la capacité à reconnaître que nous ne sommes pas tous sur un pied d’égalité, et à identifier les différentes manifestations du racisme institutionnel et structurel. Or l’architecture et l’urbanisme servent parfois à perpétuer les injustices. Il y a 50 ou 60 ans, les Afro-américains ont été relégués dans certaines parties des villes, souvent dans des zones mal desservies et peu valorisées. Aujourd’hui, certains habitants, notamment dans le sud de Los Angeles, dénoncent le fait que leur quartier soit laissé à l’abandon. Mais à l’origine, le but était de contrôler la population noire.
Il est essentiel de comprendre l’injustice et les politiques et programmes qui la perpétuent. Nous devons bousculer le statu quo et aider nos clients à identifier les problèmes d’équité au sein de leur environnement de travail.
360° : L’espace de travail peut-il favoriser le sentiment d’inclusion ?
GB : Lorsque l’on crée un espace de travail, il est primordial de tenir compte de la diversité des situations et des expériences des individus. Il n’y a rien de pire qu’un bureau dénué de caractère. Il faut prévoir toute une palette d’espaces pour que tous les employés se sentent à leur place.
S’agissant du télétravail, il est encore plus important de se mettre à la place des collaborateurs. Tous ne bénéficient pas de conditions de travail optimales à domicile, et les difficultés de certains peuvent affecter leur performance. Nous ne pouvons pas avoir les mêmes attentes vis-à-vis de tous les employés. Il faut aussi admettre que ce qui fonctionnait hier ne fonctionnera pas forcément demain, et qu’une solution satisfaisante pour quelques-uns n’est pas nécessairement applicable à tous. Je pense qu’à l’avenir, il sera indispensable de réexaminer toutes nos décisions passées, qu’elles concernent la manière dont nous concevons les espaces ou les critères utilisés pour promouvoir nos employés ou choisir nos dirigeants.
360° : L’année écoulée a été particulièrement éprouvante pour les communautés marginalisées. Comment voyez-vous l’avenir après cette crise sans précédent ?
Pour moi, toutes les crises actuelles – la pandémie, le ralentissement économique et les injustices raciales – sont l’occasion de prendre un nouveau départ.
Dans le design, le changement prend du temps. Mais les designers, qui font partie des individus les plus créatifs au monde, peuvent jouer un rôle majeur dans l’évolution des mentalités.
360° : Comment peut-on promouvoir au mieux la diversité dans le monde du design ?
GB : Il faut faire preuve de curiosité et s’intéresser aux autres cultures et aux autres points de vue. Le moyen le plus simple de favoriser cette diversité consiste à mettre en avant des designers de tous horizons. Comment travaillent-ils ? Quel est leur vécu ? Quelles sont leurs sources de motivation et d’inspiration ? L’expérience des individus est déterminante dans la manière de concevoir les espaces et le bâti.
Il est temps pour nos équipes et nos dirigeants de développer leur compétence interculturelle – les quelques designers afro-américains de ce pays ne peuvent pas contribuer à tous les projets. Nous devons apprendre à être curieux et à impliquer les communautés concernées en les considérant comme de véritables partenaires.
Dans le podcast Breaking the Silence of Design, Gabrielle Bullock et sa co-animatrice Karen Compton évoquent sans tabou les inégalités raciales dans le design et la construction.